Mes écrits - Concours de nouvelle Je deviens écrivain 2016


Bonjour à tous, 

Voici la nouvelle envoyée sur le site Je deviens écrivain.  

Le sujet de l’édition du concours de nouvelles 2016 était :
Il pourrait bien neiger


 Je vous propose de lire ma proposition de nouvelle.


C'était la veille de Noël. Depuis une semaine, un flot continu de petits flocons tombait du ciel, s'amoncelait sur les branches dénudées et les décorations lumineuses des jardins du lotissement « les Clos Fleuris », dans la banlieue parisienne.
Assis à la table de la cuisine, Pierre Charbonnier regardait sans les voir les guirlandes clignoter, les personnages s'animer et saluer. D'un geste las, il se leva, ouvrit le réfrigérateur, versa le contenu d'une brique de lait dans un mug blanc décoré de l'inscription : « Meilleure maman ». Puis il pressa les oranges, mit deux tranches dans le grille-pain et sortit le bocal de confiture. A 7 heures 30, en entendant la porte de la chambre s'ouvrir, il se prépara à voir la silhouette menue de son épouse dans l'escalier.
Son « bonjour chérie » resta comme d'habitude sans réponse. En silence, il but son café, regardant du coin de l'œil sa femme ouvrir la boîte de médicaments et ingurgiter deux pilules. Refrénant sa colère, il se força à rester calme. Ses recommandations ne serviraient à rien de toute façon. Au bout de cinq minutes, sans un mot ni un regard pour lui, Claire se leva, remonta les escaliers de la même manière qu'elle les avait descendus, et referma la porte de la chambre.
Sans bruit, il débarrassa la table et ramassa les miettes. Puis, il fit chauffer le biberon d'Elsa. Voir la frimousse de sa fille de trois ans au réveil était la dernière chose qui le faisait encore tenir. En portant son petit corps endormi du lit jusqu'à la chaise haute, il repensa à la naissance d'Elsa et aux moments qu'ils avaient passés en famille, tous réunis. Bon Dieu, se disait-il parfois. Si seulement on pouvait retrouver Anna. Si seulement nous pourrions être tous réunis, une fois de plus.


 
La petite avala goulûment son biberon, les mains serrées autour du récipient. Elle regarda avec curiosité son père ouvrir la porte d'entrée et revenir en courant, un exemplaire du journal sous son bras emmitouflé dans un gros anorak vert. En voyant les flocons amassés sur son crâne, elle rit aux éclats et voulut en goûter un. Le contact glacé de la neige sur sa langue lui fit froncer les sourcils puis elle remit le biberon dans sa bouche, comme si de rien n'était.
« Brave petite », pensa Pierre en commençant sa lecture. Il lut dans les grandes lignes les actualités mondiales et nationales, passa les annonces et s'attarda sur la page des sports. Quand il eut fini, il referma le quotidien. Une immense affiche emplissait la dernière page. Dans un décor féerique, la Reine des neiges souriait et pointait du doigt une inscription en lettres dorées : « Spectacle le 24 décembre à partir de 10 heures au centre commercial les Belles Feuilles. Venez nombreux partager la magie de Noël. »
Il sourit malgré lui. Ce serait merveilleux d'y aller... Elsa serait si contente... Mais Claire ne voudrait pas. Elle allait certainement passer sa journée au lit comme d'habitude, se lever vers cinq ou six heures, préparer le dîner et manger sans un regard pour lui et leur enfant... S'il avait le malheur de faire une remarque sur son manque d'effort le soir du réveillon, il aurait droit à la crise de larmes habituelle. Patience et communication. N'était-ce pas là les deux clés d'un mariage réussi ? La patience, j'en ai à revendre, pensa-t-il amèrement. Quant à la communication... C'était difficile de parler à un mur... Comment faire quand tout lien est rompu, se demanda-t-il. Comment se comporter quand tout effort est vain et inutile ?
Avec désarroi, il repoussa le journal et fixa, rêveur, les contours bleus et blancs des montagnes enneigées du dessin de Disney. Des bruits saccadés le firent revenir à la réalité. C'étaient ceux de sa fille. Elle avait posé le biberon sur le porte-gobelet de la chaise haute et émettait de petits cris ressemblant à des « heu » empressés. Son regard allait de son père à la représentation de la Reine des neiges. A trois ans, Elsa ne parlait toujours pas mais savait parfaitement se faire comprendre. Il soupira, voulut inventer un mensonge, s'excuser une nouvelle fois, mais la colère étouffée ces derniers mois le submergea. Jouer la comédie et voir la déception habituelle dans les grands yeux noisette de sa fille lui parurent insurmontable en cette veille de Noël. Son regard parcourut rapidement le salon. Depuis deux ans, aucun sapin ni guirlande ne venaient garnir la maison à l'approche des fêtes. Pas une seule couronne de gui et de houx ne fleurissait la table. La crèche en bois et les accessoires restaient confinés dans une boîte au fond du grenier. Ça ne pouvait plus durer.
D'un geste décidé, il détacha Elsa et mit en marche un DVD. Puis il grimpa quatre à quatre l'escalier, ouvrit la porte de la chambre. Avant même que Claire ne puisse se retourner et émettre ses protestations habituelles, il tira d'un coup sec les rideaux et saisit le premier jean dans l'armoire. « Habille-toi, ordonna-t-il d'une voix froide et sans émotion. Nous sortons. »

*

Lou regardait pensivement par la lucarne le froid paysage d'hiver et essayait de ne pas entendre les craquements derrière la porte. Tous les matins, c'était le même rituel : elle se levait à l'aube, saisissait sa robe de chambre et s'asseyait près du chauffage. Elle restait parfois pendant des heures, guettant les pas de l'homme dans l'escalier, frissonnant davantage à mesure que le bois grinçait, que le bruit des semelles en caoutchouc se rapprochait. Chaque fois que la clé tournait dans la serrure et que la poignée s'abaissait, elle sentait son cœur battre plus vite, ses mains devenir moites, sa gorge se dessécher. Depuis le jour où l'homme l'avait forcée à monter dans sa camionnette blanche sur le chemin de l'école, la peur ne l'avait plus quitté.
Elle se souvenait de ce jour comme si c'était hier. La semaine précédente, elle avait supplié Maman de la laisser partir seule à l'école. « Aucune autre mère ne dépose son enfant devant les grilles. J'ai huit ans maintenant. Je suis grande. »
Lasse de ses supplications, sa mère avait fini par accepter, non sans faire les recommandations nécessaires : « ne parle à personne, ne monte jamais dans une voiture. N'accepte ni bonbons, ni argent, ni boissons. » Lou avait promis d'obéir.
A la sortie du lotissement, elle n'avait pas vu la camionnette ralentir et s'arrêter. L'homme assis au volant était descendu à vive allure. D'une main puissante, il l'avait projetée sur l'étroite banquette affaissée du coffre. Lou avait voulu appeler à l'aide, se débattre, mais un bandeau recouvrait sa bouche et des liens retenaient solidement ses chevilles et ses poignets. Quand l'homme avait fermé la portière derrière lui, une obscurité presque totale avait remplacé le soleil de cette matinée de septembre.
Ils n'avaient pas roulé longtemps. Peu de temps après l'immobilisation de la camionnette, la portière avait coulissé bruyamment sur le côté et elle s'était redressée, les joues inondées de larmes. Une maison se dressait devant eux. Un instant, elle crut qu'il l'avait ramenée chez elle. La maison ressemblait beaucoup à la sienne. Mais l'intérieur était différent. C'était sale et poussiéreux. Il n'y avait pas l'odeur rassurante des sachets parfumés que maman attachait aux portes avec un joli ruban. Lou s'était mise à trembler d'une manière incontrôlable. Maman, s'il te plaît, viens me chercher.
Des jours entiers s'étaient écoulés. Lou demandait souvent la date de son retour. Mais l'homme se contentait de la prendre dans ses bras, de la serrer fort contre lui et de murmurer à son oreille : « Tu m'appartiens désormais ». C'était lui qui avait dit d'oublier sa vie d'avant avec Papa, Maman et sa petite sœur Elsa. Elle s'appelait Lou à présent, et ne partirait jamais d'ici. De toute façon, ses parents ne voudraient plus d'une petite fille désobéissante qui montait dans la voiture du premier venu. L'homme avait dit que ses parents ne lui pardonneraient jamais et qu'il était inutile de chercher à les contacter.
Lou pleurait souvent le soir dans sa chambre au sous-sol. Elle regardait le grand arbre centenaire du jardin à travers la lucarne et voyait les feuilles tomber, puis la neige recouvrir les branchages. Au printemps, les bourgeons s'ouvraient. A la fin de l'été, les fruits tombaient sur la pelouse, avec un bruit discret. Puis le cycle recommençait, mois après mois. Avec le temps, Lou oublia son vrai prénom et sa vie d'avant. Restait parfois le visage de Maman, qui venait en rêve et lui intimait de ne pas perdre espoir. « Un jour, nous nous retrouverons », disait-elle de sa voix douce et gentille.
Une voix toute différente résonna entre les murs froids et humides de sa chambre. « Bonjour Lou. »
L'homme venait d'entrer dans la pièce. La tasse de chocolat chaud fumait encore entre ses mains lorsqu'il la posa sur la table en bois, à côté du paquet de céréales. Elle releva la tête et écouta l'homme parler. Il n'était pas comme d'habitude. Il semblait nerveux, excité, comme lorsque quelqu'un sonnait à la porte et qu'elle devait descendre en toute vitesse dans la chambre au sous-sol : « Aujourd'hui, j'ai une surprise pour toi. Demain, c'est Noël et je me suis dit que nous pourrions aller au centre commercial tous les deux. Tu te rappelles, nous y sommes déjà allés en été. Cette fois-ci, il y aura beaucoup plus de monde et tu mettras une perruque blonde sur la tête. J'aurais un postiche et de fausses moustaches. Mais je te préviens Lou, je n'hésiterais pas à me servir de l'arme que je t'ai montré la dernière fois. Si tu tentes quoi que ce soit pour t'échapper, je te tuerai, toi et tous les clients du centre commercial. »

*

Le trajet parut interminable. La route était encombrée de dizaines de retardataires pressés d'effectuer leurs derniers achats de Noël. Dans les voitures, certains avaient l'air soucieux et fatigué, d'autres semblaient heureux. Après avoir rejoint le périphérique, Pierre prit la direction de la Porte Dauphine. Rue de Longchamp, les gens se pressaient autour d'un père Noël assis sur son traîneau. Dans sa chaise de sécurité à l'arrière de la voiture, Elsa balbutia un « Er Oel » enjoué et agita la main en direction des rênes.
Claire resta silencieuse le long du trajet. Tout à l'heure, il avait été surpris de s'apercevoir qu'elle s'était maquillée pour sortir. Peut-être était-ce la fin de sa dépression ? Depuis combien de temps n'avait-elle plus pris soin d'elle ? Certainement trop longtemps. Malheureusement, ces efforts ne dissimulaient pas entièrement ses pommettes devenues trop saillantes et ses cernes de fatigue apparues dans son visage aux traits tirés. Même ses cheveux châtains avaient foncé, accentuant la pâleur de son teint blafard. Ses yeux, du même brun noisette que ceux d'Anna et Elsa, avaient eux aussi cette teinte terne, délavée, sans éclat, qui était devenue habituelle désormais. C'était tellement dommage... Claire avait été si jolie autrefois...
Ils s'étaient rencontrés il y avait quinze ans, le jour de la rentrée universitaire. Comme lui, Claire louait un studio dans une résidence étudiante du onzième arrondissement de Paris. Tous les soirs, ils se retrouvaient dans la salle de sport. De fil en aiguille, ils avaient sympathise, avant de se fréquenter plus sérieusement. Leur décision de se marier à la fin de leurs études n'avait surpris personne.
Après ses deux grossesses, Claire avait décidé de travailler à domicile. De son côté, l'année après sa thèse, il avait obtenu son diplôme de chirurgie générale et commencer son internat au service orthopédie de Saint Joseph. Il avait appris sa titularisation un mois avant la disparition d'Anna. Dès lors, chaque matin, il partait au travail en se demandant ce qu'il avait bien pu faire pour mériter un tel malheur. Comment un si bel équilibre avait pu se fissurer en l'espace de quelques secondes ? Comment et pourquoi ?
Trouver une place sur le parking du centre commercial releva du miracle. Une camionnette blanche venait de se garer sur l'une des deux seules places restantes près de la station essence. Pierre laissa passer les deux passagers, un grand-père et sa petite fille aux longs cheveux blonds, avant de ranger son véhicule. Il coupa les essuie-glaces, regardant un moment les flocons s'amasser sur le pare-brise, et arrêta le moteur. Sans réfléchir aux conséquences de ses paroles, il se tourna vers Claire : « Merci de nous avoir accompagnés, dit-il simplement. »
Sa voix était grave, monocorde.
A sa plus grande surprise, son épouse tourna la tête vers lui : « Je sais qu'on va la retrouver aujourd'hui. C'est pour cette raison que je suis venue avec vous. »
Lentement, elle remonta la manche de son manteau et fit apparaître un bracelet en or à son poignet. Une breloque en forme d'ange pendait au niveau de la fermeture. « Ce bijou appartenait à ma grand-mère, expliqua-t-elle. Chaque veillée de Noël, nous allions voir la crèche à l'intérieur de la cathédrale de Strasbourg. Pendant la messe de minuit, le prêtre plaçait l'enfant Jésus sur le lit de paille. Mamie disait toujours que c'était à ce moment précis qu'il fallait parler à Dieu et lui demander d'accomplir des miracles. »
Les yeux de Claire s'embuèrent. Sa voix se cassa : « Pierre, je n'ai jamais cru aux miracles, et Dieu sait que je possède le même esprit cartésien et rationnel que toi ; mais je me suis dit qu'on allait la retrouver quand tu es venu dans la chambre tout à l'heure. C'est idiot, je sais, mais c'est comme ça. »
Deux semaines auparavant, de telles paroles l'auraient mis hors de lui. Mais c'était la première fois que Claire communiquait depuis l'appel du capitaine Aubertin, le chef des recherches concernant Anna, signifiant l'abandon d'une fausse piste de plus. L'enfant découvert chez un couple de parents adoptifs en Allemagne n'était pas leur fille. Pierre prit la main de Claire et l'embrassa tendrement. Dans sa chaise auto, Elsa tapait des pieds, impatiente de se rendre au spectacle de Noël. « Allons-y, dit-il en abaissant doucement la poignée. »

*

Les mèches blondes lui piquaient le visage ; le vent froid lui mordait les joues ; le contact du revolver contre son épaule la terrorisait.
Emmitouflée dans son anorak à capuche, Lou marchait sur le parking, la main solidement retenue à celle de l'homme. En descendant de la camionnette, elle s'était arrêtée net au milieu de la route. Cette voiture les laissant passer... la couleur noire brillante, les lignes parallèles argentées, le Y inversé sur le capot... Elle avait senti ses jambes se dérober sous elle : le monsieur derrière le volant ressemblait comme deux gouttes d'eau à son Papa. Malheureusement, Lou n'avait pas pu voir le visage de sa Maman sur le siège passager.
Elle aurait voulu lâcher la main puissante qui la retenait, se précipiter vers eux, mais l'homme l'avait déjà entraînée vers l'entrée du centre commercial. A présent, elle marchait à ses côtés, tentant de se concentrer sur les flocons serrés tombant du ciel ; sur la neige s'amassant par petits tas entre les voitures ; sur les chants de Noël, que l'on entendait sortir de haut-parleurs invisibles. C'est un jeu, se dit-elle. L'homme ne doit se rendre compte de rien. Elle frissonna en se remémorant ses dernières paroles, chuchotées d'un ton doucereux qui lui avait glacé le sang : « J'ai glissé le revolver dans la poche avant de mon pardessus. Je n'hésiterais pas à m'en servir si tu essaies d'attirer l'attention. »
Ils entrèrent dans le centre commercial. Les boutiques rutilaient de décorations de Noël. Dans le restaurant à côté de l'immense sapin décoré, une foule de gens discutait tout en buvant des cafés tandis qu'épuisés par leurs achats de dernière minute, d'autres se hâtaient vers les sorties, des paquets sous les bras. Lou vit avec stupéfaction une toute petite fille se diriger vers un homme portant un costume noir et un talkie-walkie à la ceinture. « Je m'appelle Lucille et j'ai perdu ma maman. » Quelques secondes plus tard, les chants de Noël s'interrompirent et une voix de femme dans le haut-parleur annonça la présence de la petite fille à l'accueil. Alors que Lou passait devant un magasin de chaussure, la même voix fit savoir que Lucille venait de retrouver sa mère. Des gens autour d'eux applaudirent. Lou se sentit au bord des larmes. Si seulement elle pouvait retrouver Maman... Lui pardonnerait-elle d'être montée dans une voiture sans sa permission ?
L'homme marchait vite. Les pieds de Lou la faisaient souffrir. Sa perruque lui pesait sur la tête. Elle avait chaud. Les enfants qui couraient près des caisses avaient tous enlevé leurs manteaux. Un homme habillé de la même façon que le sauveur de la petite Lucille se tenait près de l'entrée du magasin, face aux boutiques. Lou pensa qu'il serait tellement facile de lâcher la main et s'élancer vers lui. Mais que dirait-elle ? Elle ne se souvenait même plus de son vrai prénom... De toute façon, le temps de se mettre à courir, l'homme aurait dégainé son arme, et tiré sur la foule aux alentours. C'était peine perdue. Comme s'il lisait dans ses pensées, l'homme resserra son étreinte autour de sa main et ils continuèrent leur marche.
Des dizaines de personnes étaient rassemblées plus loin autour d'une estrade. L'homme dit qu'ils allaient eux aussi regarder le spectacle. Les lèvres de Lou s'étirèrent en un sourire crispé. Elle ne vit pas tout de suite la dame coiffée d'un voile blanc s'avancer vers eux. Ce ne fut que lorsque celle-ci se présenta qu'elle remarqua sa présence. La dame s'appelait Sœur Catherine. De sa main libre, l'homme sortit un billet de vingt euros de sa poche et le déposa dans une sorte d'urne en verre. La dame le remercia avant de se tourner vers elle. Lou sentit son souffle se couper. « Quelle belle petite fille ! dit-elle avec enthousiasme. » L'homme n'eut pas l'air contrarié. Il dit que ses parents ne s'en occupaient pas et qu'il la gardait régulièrement. Les yeux emplis de compassion, la dame se pencha vers elle. Lou recula instinctivement. « Mon Dieu, elle est si craintive ! Elle semble apeurée. » Sans se départir, l'homme expliqua que c'était à cause des menaces d'attentats. On en parlait trop aux enfants. La plupart s'imaginaient qu'un terroriste pouvait faire feu à n'importe quel moment, dans n'importe quel lieu. Sœur Catherine tourna à nouveau la tête vers elle. Ses yeux avaient le même regard doux que celui de Maman : « Ne t'inquiète pas ma chérie. Il y a beaucoup d'agents de sécurité dans ce magasin et ils ne laisseront jamais quelqu'un faire du mal à d'autres gens, surtout la veille de Noël. »
Elle lui tendit une friandise. « Rappelle toi que Noël est la fête du pardon. Le bon Dieu pardonne à tous les enfants de la Terre, même s'ils ont fait une grosse bêtise. »
Lou n'en croyait pas ses oreilles. Comme un automate, elle suivit l'homme devant l'estrade, ne sentant plus ses jambes fatiguées, son visage rougi par la chaleur de l'anorak, sa perruque lourde sur la tête. Elle avait l'impression de flotter. Si tout ce que disait cette dame au regard doux était vrai, elle pouvait lâcher la main de l'homme et se mettre à courir... Les vigiles l'empêcheraient de se servir de son arme et elle pourrait leur demander de retrouver Maman. Si seulement sa mémoire lui revenait ! Elle ferma les yeux et une longue prière sortit de son cœur : « Bon Dieu, s'il vous plaît, faites que je me souvienne de mon prénom ».
La foule dense et compacte l'empêchait de voir le spectacle. Lou s'en fichait ; elle était concentrée à repenser à sa vie d'avant. Peut-être que de cette façon, des souvenirs reviendraient. Elle n'entendit pas la voix de l'homme proposer de la prendre dans ses bras. Il répéta deux fois la question. Oh oui, se dit-elle, inquiète : il voulait la surélever pour qu'elle puisse voir le spectacle. Lou accepta à contre-cœur ; elle détestait être proche de lui. Avec dégoût, elle sentit ses longs bras maigres se resserrer autour de sa taille. Elle tourna les yeux en direction du spectacle. Deux jolies femmes aux cheveux tressés tendaient la main et souriaient aux enfants restés en bas de l'estrade. Elles étaient vêtues de belles robes de princesse. La voix dans le haut-parleur les présenta comme deux sœurs : Anna et Elsa.
Lou s'agita nerveusement dans les bras de l'homme. Quelque chose sembla exploser en elle. Anna et Elsa, les deux sœurs inspirées du conte d'Andersen ! Comme dans un rêve, elle se rappela les soirs où Maman venait la border dans son lit, le vieux livre de conte ayant appartenu à sa grand-mère dans les mains. L'histoire des deux amis Kay et Gerda. Maman disait qu'ils avaient été remplacés par Anna et Elsa dans le dessin animé de Disney.
Et soudain, son nom refit surface : elle s'appelait Anna Charbonnier, et résidait au lotissement des Clos Fleuris. Un espoir fou grandit dans son cœur. Si elle s'échappait, elle savait quoi dire à l'agent de sécurité pour retrouver Maman.
Toujours coincée dans les bras de l'homme, elle ne se rendait pas compte que ses membres s'agitaient de plus en plus. « Que se passe-t-il Lou ? demanda-t-il. »
Rester calme. Respirer lentement. Faire semblant. « J'ai mal aux jambes dans cette position. J'aimerais descendre. »
L'homme sembla hésiter un moment puis la reposa. L'instant où il lui lâcha sa main ne dura qu'une seconde. Le moment ne se représenterait peut-être plus jamais... Prenant une profonde inspiration, la petite fille bondit en avant sans se retourner.

*

Le vigile Dan Bonnau consulta sa montre. Il était 10h10 et le spectacle avait déjà commencé. Cela faisait un quart d'heure qu'il attendait la relève. Pendant les fêtes, la boîte embauchait des intérimaires censés être ponctuels et qualifiés. Dan haussa les épaules ; des incompétents surtout.
Le nombre de clients passant les caisses s'était calmé. Dan se rappela que sa femme lui avait demandé d'acheter du vin pour la soirée. Son service terminait à 14 heures. Il créa une alerte sur son téléphone. Dan replaçait le portable dans sa poche lorsqu'il vit s'avancer Sœur Catherine. Depuis le début du mois de décembre, la religieuse amenait toujours un chocolat ou une friandise aux caissières et agents de sécurité. Il dit en rigolant : « Sœur Catherine, je vous ai prévenu. Le 24 décembre, je n'avale rien du tout... »
Il voulut continuer, raconter combien la cuisine de sa femme était excellente les soirs de fête, mais l'air bouleversé de la femme le dissuada de plaisanter comme à l'accoutumée. La religieuse semblait étrangement nerveuse. « Daniel, je dois certainement me faire des idées. Un homme étrange, grand et portant un postiche gris sur la tête est venu tout à l'heure faire une offrande à notre Église. Il était accompagné d'une petite fille, qui portait également une perruque. Elle semblait très mal à l'aise... J'aimerais que vous alliez vérifier leur identité. Ils se sont dirigés vers le spectacle. »
Dan promit de faire le nécessaire. Cinq minutes plus tard, il donna ses instructions au vigile fraîchement arrivé et se dirigea vers la grande estrade devant les boutiques. Soudain, il remarqua un mouvement de foule inhabituel. Spectateurs et promeneurs s'écartèrent en hurlant de l'estrade. D'une main rapide, Dan saisit son arme en apercevant la silhouette longue et mince d'un homme qui brandissait lui aussi une arme vers l'estrade où se tenait une petite fille terrifiée.
Avec habileté, l'agent de sécurité Dan Bonnau tira une balle dans la jambe droite de l'homme, qui s'écroula aussitôt. Partout autour de lui, des cris de soulagement retentirent. La petite fille sur scène resta un moment pétrifiée, puis éclata en sanglots.

*

« Tu es sûre de vouloir rentrer chérie ? » Ils se trouvaient à l'entrée du centre commercial. La balade dans les boutiques n'avait pas eu l'effet escompté : il y avait trop de monde. Claire se sentait oppressée, mal à l'aise. « Tu ne veux pas faire l'effort pour le spectacle ? »
Mais Claire secoua la tête d'un mouvement définitif. C'était trop dur pour elle ; elle n'y parvenait pas. Ils s'installèrent au restaurant de l'entrée, burent un café en silence. Une déception immense se lisait dans ses yeux. Dans les bras de son père, Elsa chouinait, tapait des mains et des pieds. « Nous ferions mieux d'y aller. »
Ils mirent leurs manteaux et sortirent. Arrivée devant la voiture, Claire tendit le bras pour ouvrir la portière. « Mon bracelet ! s'exclama-t-elle. »
Pierre venait de fixer les derniers liens du siège auto d'Elsa et écouta son épouse dire qu'elle se rendait à nouveau dans le magasin. Elle avait certainement dû perdre le bracelet en remettant son manteau. Il détacha Elsa. « Viens, dit-il. Allons voir la neige. »
Claire retrouva son bracelet au pied d'une table. Sous les puissants projecteurs de la cafétéria, les maillons en or brillaient. Elle contempla un moment le petit ange accroché à la chaîne, remonta la manche de son manteau, introduisit le mousqueton dans le fermoir. Au moment où elle s'apprêtait à s'engager dans les portes tournantes, la musique s'arrêta et une voix résonna dans les haut-parleurs.
*

Elsa sautait dans la neige. Le bruit de ses bottes battait la cadence au rythme des chants de Noël s'échappant des haut-parleurs. Pierre fixait sa fille sans émotion. Il ne remarqua pas l'agitation autour de lui, les clients sortant du magasin l'air catastrophé, les policiers se précipitant vers la porte. Un agent s'approcha de lui. « Ne restez pas ici. Un coup de feu a retenti dans le magasin. Vous devez évacuer les lieux. »
Un coup de feu. Les mots pénétrèrent immédiatement sa conscience. Claire.
« Ma femme est à l'intérieur, cria-t-il. Je vais la chercher. »
Il prit précipitamment Elsa dans ses bras, se mit à courir vers la porte mais l'agent lui barra la route, bras grands ouverts : « Circulez. C'est trop dangereux là-dedans. »
La musique dans le haut-parleur s'arrêta. Bouleversé, Pierre entendit une femme annoncer qu'une petite fille se prénommant Anna attendait à l'accueil que ses parents viennent la chercher.

*

Dan Bonnau n'était pas un homme sentimental, mais ses yeux s'embuèrent bizarrement en regardant Claire Charbonnier s'élancer vers l'estrade et prendre sa fille dans les bras, silhouettes découpées parmi la foule, comme accrochées l'une à l'autre pour l'éternité. De la même façon que pour la petite Lucille, les gens souriaient, acclamaient, applaudissaient. Un vrai miracle de Noël.
Un infirmier se penchait sur l'homme à terre et appliquait une compresse sur sa jambe. « La blessure semble profonde. Nous le conduisons à l'hôpital immédiatement. Il n'a pas de papier sur lui. Connaissez-vous son identité ? » Dan Bonnau écouta attentivement un des policiers expliquer : « C'est l'agent d'entretien de l'école primaire des Clos Fleuris. L'un des principaux suspects dans l'enlèvement de la petite Anna Charbonnier. Il a été plusieurs fois interrogé par la police, mais les investigations n'ont jamais rien donné. La vache, c'était un homme respecté, participant aux recherches et aux marches organisées par la famille durant ces deux dernières années. Il œuvrait dans plusieurs associations caritatives du quartier. »
Le syndrome de Monsieur Tout le Monde, dit Dan à haute voix. L'homme respectable, au-dessus de tout soupçon... Tu parles, pensa-t-il. Dan resta un moment à regarder la famille réunie au complet. Un homme mince et musclé avait rejoint la femme et l'enfant, suivi par une gamine de trois ans aux boucles brunes. C'était émouvant. Il ne voulait pas en perdre une miette. Sa femme voudrait tout savoir lorsque la presse parlerait de l'histoire dans les journaux le lendemain.
Pendant sa déposition, Dan entendit l'alerte de son téléphone portable dans la poche de son uniforme. Il se félicita de son initiative. Même s'il était un héros et avait empêché un véritable carnage dans le centre commercial la veille de Noël, c'était tout à fait le genre de sa femme de lui rappeler qu'il avait oublié le vin pour le dîner.

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